MILLENNIUM MAMBO (roméo)

la maison ferme ses portes dans trente minutes.
elle le sait parce que la montre à son poignet semble toujours triste lorsque les aiguilles lui indiquent l'heure fatidique. la billetterie est fermée; qui voudrait visiter un musée à quelques minutes de la fermeture, de toute façon ? il ne reste plus beaucoup d'âmes entre les murs de l'Art. elle quitte son poste pour se laisser le temps d'admirer les œuvres qu'elle connait déjà par-coeur. comment se lasser ? comment ne pas s'émerveiller ? (il y a même des expositions qu'elle aime moins, qui ne viennent pas toucher en plein coeur. elle les trouve magnifiques quand même.
son corps voyage de pièces en pièces.
plus personne.
l'écho d'une installation vidéo, un peu plus loin sur mon chemin.
et puis une silhouette qui se dessine devant ses yeux.
le garçon toujours en retard.
celui qui arrive juste un peu avant que les portes ne se ferment.
il admire souvent la vidéo qui défile sur les murs de l'endroit.
il y reste toujours plus longtemps.
elle croir qu'il aime bien ce qu'il voit.

- j'ai l'impression que tu l'aimes beaucoup.

sa voix sonne fort,
elle brise un peu l'harmonie.
désolée.
vraiment navrée.

ce soir la boutique a fermé plus tôt. Roméo s'est chargé de jeter les fleurs fanées, et comme d'habitude ça l'a rendu un peu triste. il a toujours l'impression de leur faire du mal, pour lui c'est un peu comme si on jetait des personnes qui avaient perdu de leur beauté, dont plus personne ne voudrait. parfois il en ramène quelques pétales chez lui et il décore sa chambre avec.
le soleil ne s'est pas entièrement couché.
il attend
que quelqu'un vienne l'éteindre.
alors Roméo, comme souvent, se rend au musée (même s'il sait que sa fermeture est proche) et il regarde les oeuvres, encore et encore. ça l'apaise, ça lui permet de respirer. il aime bien se sentir seul dans ce grand bâtiment blanc. on dirait presque que ce sont les oeuvres qui le regardent.
mais ce soir, quelqu'un le surprend dans ses contemplations.
il sursaute un peu.
- oh ! euh... oui. je trouve... que c'est très apaisant.
il se sent presque rougir.

les joues du garçon se teintent,
se colorent comme un coucher de soleil.
(ça lui rappelle aussi la couleur des coquelicots, des petits piments forts, du dernier rouge à lèvres qu'elle a acheté et qui traîne sur son bureau, de l'enseigne en néon du resto chinois qui clignote maladroitement dans les nuits noires de la ville)
elle ne voulait pas le faire sursauter comme ça et l'arracher de sa contemplation.
ça lui fait un peu mal au coeur,
mais cet air surpris qu'il a au visage la fait sourire.
un sourire aussi doux que ceux d'une maman.
sim(aman)eo.
- tu trouves aussi ?
elle va s'asseoir sur le banc placé devant les images qui défilent sous leurs yeux.
son corps cri à celui du garçon de venir se poser aussi.
juste à côté d'elle, à une distance raisonnable.
une distance qui semble dire ''viens, on sera douceur''.

- oui. je trouve... qu'il y a une beauté au silence. ça l'étonne un peu, ses propres paroles, venant d'un gars qui joue de la musique qui fait du bruit (c'est ce que son père ne cessait de lui dire avant qu'il parte).
la fille est jolie, elle a de beaux yeux et un visage d'enfant. elle a l'air de s'y connaître, elle, en tableaux, couleurs, formes, mouvements de pinceaux. peut-être qu'elle pourrait lui expliquer, à Roméo. parce que lui il trouve ça beau mais il ne comprend pas trop. il comprend la musique et les fleurs, c'est déjà ça.
- désolé. je viens toujours ici au mauvais moment...

elle hoche la tête pour approuver ses mots.
c'est vrai que c'est beau, le silence.
surtout au musée.
c'est très calme, ça apaise les coeurs, ça panse les bobos de l'âme. simeon, sans cet endroit, elle se sentirait s'effriter un peu plus tous les jours. c'est qu'elle a besoin de l'art pour mieux respirer, pour avancer dans la vie. elle a besoin du beau.
- tu as raison. tout est beau ici, même ce qu'on aime moins. parce que ça fait partie d'un tout.
un peu comme l'univers.
sur le petit banc blanc et dur, elle ramène ses jambes en tailleur et porte son regard sur le garçon.
elle sourit, parce qu'elle aime bien cette petite frange qui traîne sur son front et qu'elle trouve que ça lui va bien.
- il n'y a pas d'heures pour apprécier l'art. et puis si tu veux, je reste toujours un peu plus tard. si tu es avec moi, tu peux rester plus longtemps ici. c'est encore mieux quand il y a personne.
elle sourit comme un petit soleil rassurant de printemps.

la fille elle lui dit qu'il peut rester un peu avec elle, là, alors que tout le monde s'en va et que le silence se dépose encore plus dans la grande salle blanche, peu à peu. il hésite pratiquement pas parce qu'en vérité il a rien de mieux à faire ce soir. rentrer chez lui, se doucher manger chanter un peu dormir et puis recommencer. le chemin tout tracé des jours normaux.
- bon. d'accord. mais ça dérange personne ? ton patron il va pas t'engueuler si on reste ici ?
d'habitude il est pas du genre à rester avec des inconnus mais elle a l'air si gentille et si douce avec ses yeux qui pétillent. il a presque l'impression de la connaître en fait, elle ressemble un peu à la petite soeur qu'il n'a jamais eu et qu'il aurait aimé avoir.
- dis, c'est toi ton tableau préféré ici ?

le grand garçon accepte cette invitation et simeon secoue la tête pour lui répondre.
non non, son patron ne l'engueulera pas. son patron l'aime bien et puis il est quand même bien gentil. alors ils pourront flâner encore un peu dans les pièces qui seront vides. (simeon trouve que c'est encore plus beau voir les oeuvres quand on est seuls dans le musée.)
- t'inquiète pas. pour l'amour de l'art, on se permet parfois des écarts.
de toute façon, elle avait pas envie de rentrer pour manger avec papa et monie, la gamine qui semble parfois vouloir la remplacer dans son rôle de fille aux yeux de cecil.
elle sourit et réfléchit à sa question.
- j'adore la salle plongée dans le noir avec les tableaux de van gogh projetés sur les colonnes. on dirait qu'on est dans un autre monde, complètement. et toi ?

elle dit non de la tête, alors Roméo sourit parce qu'il avait vraiment pas envie de rentrer tôt chez lui ce soir. se retrouver tout seul dans sa chambre en bordel, zapper sur les chaînes télé et tourner en rond, ne pas savoir quoi faire. fumer des cigarettes et refaire le monde à sa fenêtre. - t'inquiète pas. pour l'amour de l'art, on se permet parfois des écarts, qu'elle dit avec son sourire. Roméo pense que c'est vrai, alors il acquiesce, et ne dit rien (parfois le silence vaut mieux que des mots).
- oh oui c'est vrai que c'est beau. Van Gogh est l'un des seuls artistes que Roméo connaît bien, il a déjà lu des livres sur lui, il s'en souvient. parfois quand il s'ennuie à sa fenêtre il aimerait que sa vue ressemble au tableau "La nuit étoilée", avec ses formes irréelles.
- moi j'aime bien les télés empilées, là, qui diffusent des images de l'océan.
il ne sait même pas si c'est une oeuvre d'art, ça se voit sur son visage quand il fronce les sourcils après lui avoir répondu.

van gogh, ce n'est pas le peintre préféré de simeon.
il fait des oeuvres magnifiques, elle l'aime beaucoup tout de même. mais simeon, elle préfère creuser, trouver des artistes qu'elle ne connaissait pas, qui ont été enfouis sous les plus grands de l'époque. elle a un faible pour les oubliés, pour les discrets qui, pourtant, crient tous les sentiments du monde dans leurs oeuvres.
elle observe les télés dont il parle, en face d'eux.
on entend le bruit des vagues, lointain, dans cette salle maintenant vide.
on se croirait à la plage, en vacances, le cerveau éteint et les sens à l’affût des caresses du vent sur la peau.

- tu as raison de les aimer. ça me donne envie de partir voir la mer.
et toi, roméo.

t'aimerais partir enfoncer tes pieds et tes mains dans le sable mouillé ?

elle se tourne vers les écrans et c'est comme si ses yeux clairs ne faisaient qu'un avec l'océan. ils se fondent dedans, comme les pieds qui s'enfoncent dans le sable brûlant. elle est comme plongée dans les profondeurs de l'océan, là, devant ces télés empilées.
roméo ferme un peu les yeux et s'imagine. le soleil qui tape sur sa peau, très fort. sa main qui plonge dans le sable doux et qui caressent les coquillages. l'eau qui perle encore sur son visage. le chant des mouettes, là, au-dessus de lui.
puis il se réveille et observe les murs blancs autour de lui. alors il se sent enfermé, prisonnier.
- oh oui, moi aussi. t'as déjà vu la mer, toi ?

simeon sent le regard du garçon sur elle.
ses yeux bleus comme la mer dans les télévisions (elle se dit qu'ils sont bien plus calme que bien des océans, qu'il y a un rythme apaisant des vagues dans ses iris). elle place une mèche de cheveux derrière son oreille et du coin de l'oeil, elle le voit, les paupières fermées, la douceur au visage. il rêve de la plage, de sentir l'eau froide chatouiller ses chevilles. elle aussi, elle imagine alors être au même endroit que lui. elle le rejoint, ils font des ricochets avec des cailloux plats qu'ils trouvent dans le sable.

- oui. à chaque été mon papa et moi on va en vacances à la mer.

le gardien de sécurité entre dans la pièce et les observe en silence. il sait que simeon peut traîner plus longtemps dans les différentes expositions du musée une fois les portes fermées au public. il les trouve touchant, romeo et simeon. ses pas lourds le mènent dans une nouvelle salle et les deux amis de la plage se retrouvent seuls.

- et toi ? tu l'as déjà vu, la mer ?

- t'as de la chance. moi, j'y suis jamais allé, qu'il dit avec ses yeux qui tombent de fatigue.
en même temps peut-être qu'il aurait peur. parce que la mer elle est belle, quand elle est douce et calme, qu'elle chante et qu'elle danse sur le sable, presque en silence. mais, quand le vent se lève et que les vagues arrivent, la mer devient colère et alors on dirait qu'elle s'énerve là, quand elle se cogne contre les rochers.
peut-être qu'il aurait peur parce que l'océan est infini et que, une fois dedans, on ne sait pas jusqu'où on peut aller, et qu'il peut nous emporter, même.
- et alors, comment c'est ?

le garçon a des cernes sous les yeux qui creusent, qui creusent. ils bâtissent un lit pour madame fatigue. elle pointe souvent le bout de son nez dans le musée, pour embrasser les gens présents sur la tempe et les apaiser. certains s'endorment sur les bancs blancs et d'autres ne font que sentir la lourdeur du sommeil sur leurs épaules.
simeon réfléchit un moment à la question de l'artiste.
- c'est très beau. et ça sent bon. ça sent frais. le vent est parfois doux, parfois violent, comme les vagues. quand tes pieds s'enfoncent dans le sable chaud, c'est très plaisant. et puis quand la mer est calme, tu peux nager très loin sans qu'elle décide de t'avaler tout rond.
elle hoche la tête comme pour appuyer ses propos. l'océan est une reine gouvernant son royaume. douce et clémente quand son humeur le permet, impitoyable et coléreuse lorsqu'on se joue trop d'elle.
- il y a un bus qui part d'ici et qui se rend à la mer, l'été. si tu as envie d'aller la voir, je peux t'accompagner. moi c'est simeon.
comme ça, ils ne seront plus des étrangers sur un banc de marbre.